J’ose un postulat.
Je pars du constat que :
- le système socio-politique génère de plus en plus de mécontentement,
- la grogne populaire s’élève et s’amplifie,
- les récentes tentatives d’expression démocratique (Gilets Jaunes, Grand Débat, diverses élections, manifestations…) n’ont pas apporté de progrès significatif, voire ont révélé la violence du système en place qui refuse toute remise en question,
- que notre modèle économique apporte aussi peu de ce ruissellement tant de fois promis qu’il détruit notre environnement et promet l’inhabitabilité de notre planète,
- et enfin que les dirigeants de cette aberrante machine sont dans l’incapacité de la remettre en cause, nonobstant de la mettre à l’arrêt, parce que ceux qui en tirent profit les ont mis au pouvoir.

J’envisage alors l’éventualité que la marche de l’histoire nous mène à une nouvelle révolution française, qui aura pour objectifs similaires à celle de 1789 :
- d’abolir les privilèges et l’impunité dont jouissent les plus riches,
- de modifier notre système de gouvernance afin qu’il soit plus démocratique, plus représentatif de la population, plus horizontal et plus à même de relever les défis de notre siècle,
- de remettre au centre de nos activités humaines le véritable progrès qui est l’amélioration de la qualité de vie de notre espèce et du reste du Vivant,
- de faire advenir une société plus juste, plus solidaire, plus fraternelle et plus durable.
Je tire en cela les conclusions de certaines de mes lectures :
- Effondrement, de Jared Diamond (Gallimard, 2005), où la disparition de civilisations humaines à travers les époques et le monde à été bien étudiée, et fait ressortir 5 facteurs d’effondrement que l’on observe particulièrement présents à notre époque ;
- Une Autre fin du monde est possible (Seuil, 2018), de Pablo Servigne et Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle, où pour éviter un effondrement soi-disant imminent mais qu’on attend toujours, une alternative basée sur un cheminement intérieur et une remise en question radicale de notre vision du monde peut nous faire sortir de l’impasse ;
- Et surtout Au Commencement était… Une autre histoire de l’humanité de David Graeber et David Wengrow (Les Liens qui Libèrent, 2021), où l’on voit que la Révolution française et le siècle des Lumières ont été bien plus influencés qu’on ne croit par la pensée indigène.

Je postule ainsi que la voix (ou la voie) des peuples racines, sujet de mon étude interculturelle, doit être davantage entendue aujourd’hui pour apporter à nouveau une voie (ou une voix) où les attentes et les besoins de notre civilisation seraient mieux pris en compte.
Problème : on considère souvent que ces gens vivent dans le passé.
On a souvent entendu nos dirigeants dire que les modèles sociaux, économiques et politiques des indigènes sont archaïques, que vivre comme eux serait comme retourner à l’âge de pierre, etc.
En réalité, si cet avis n’est pas la marque d’une certaine condescendance emprunte de colonialisme et d’anthropocentrisme, c’est a minima insultant.
Nous n’avons aucune raison de considérer les Nuers ou les Inuits comme des fenêtres ouvertes sur notre passé ancestral. Ils sont des créations de l’âge moderne, tout comme nous. Mais ils exemplifient des possibles auxquels nous n’aurions jamais songé et prouvent qu’on peut les mettre en pratique, voir bâtir autour d’eux des sociétés et des systèmes de valeurs entiers. En un mot, ils nous rappellent que les êtres humains sont bien plus intéressants que ne l’imaginent souvent d’autres êtres humains.
– Graeber & Wengrow, 2021 (p.160)
Oui, ces peuples qui ont su préserver leur héritage ancestral et l’adapter aux contraintes de notre époque, souvent imposées par le modèle capitaliste qui convoite leurs terres et leurs ressources, quand il n’asservit pas tout simplement leurs représentants, sont la preuve que d’autres modèles existent.

Plus respectueux de soi, de l’autre humain et de la communauté, de l’autre non humain et du Vivant, et de la spiritualité de chacun et de chacune.
Tiens ! Ça ressemble fort aux philosophies des Lumières et de ses humanistes – ou aux axes de développement du scoutisme, pour celles et ceux qui connaissent.
(…) sur des questions comme la liberté individuelle, l’égalité hommes-femmes, les mœurs sexuelles, la souveraineté populaire ou même la psychologie des profondeurs, les positions amérindiennes étaient probablement plus proches de celles d’un lecteur de ce livre que des Européens de l’époque.
– Id. (p.62)
Renouveler la curiosité du lien
A l’époque des Lumières, si le Nouveau Monde était pour les Etats européens un amas de terres à conquérir et de ressources à exploiter, c’était paradoxalement pour la population une source d’émerveillement, de fantasmes et d’ouverture philosophique.
C’est aux récits d’explorateurs (nombreux) et d’exploratrices (plus rares) que l’on doit cet engouement et l’intégration de certaines valeurs et mœurs des populations précolombiennes dans les systèmes du Vieux Continent.


La Révolution française et les nouveaux droits et libertés qu’elle a permis, même s’il a fallu du temps pour en accoucher certains, est en partie sourcée dans ces échanges interculturels par les auteurs de Au Commencement était…
Au contact de ces étranges étrangers, les Amérindiens ont élaboré une critique propre et remarquablement cohérente des institutions européennes. Mieux encore : celle-ci n’a pas tardé à être prise très au sérieux sur le Vieux Continent.
(…) La critique indigène ébranla profondément le système en dévoilant aux publics européens des possibilités d’émancipation humaine qui, une fois connues, ne pouvaient plus être ignorées.
Les idées qu’elle véhiculaient semblaient tellement menacer le tissu social européen que tout un corpus théorique fut spécifiquement créé pour les réfuter. C’est même en grande partie pour neutraliser cette menace que fut mis au point (…) ce métarécit conventionnel sur le progrès nécessairement ambivalent de la civilisation humaine, avec des libertés qui ne peuvent que reculer à mesure que les sociétés s’agrandissent et se complexifient.
– Id. (p.50-51)
Aujourd’hui, nous pouvons observer ce timide renouveau d’intérêt pour la « pensée indigène », qui est en réalité le retour sur scène de l’héritage des peuples racines et le partage de leur longue expérience socio-politique.
D’un côté, ces peuples s’unissent et font davantage entendre leur voix, comme lors de la formidable mobilisation « Occupy the prairie » contre le projet de pipeline dans le Dakota entre 2016 et 2017 – qui fut réprimée dans la violence.
De l’autre, notre système à bout de souffle, peu à peu (trop lentement) conscient des dommages qu’il engendre, cherche à s’en inspirer, comme quand un Etat donne une entité juridique à un cours d’eau (ex. ici en Nouvelle-Zélande en 2017) ou à une forêt (ex. là en Colombie en 2018).

Photo : James Shook (cc)
Les nouveaux explor’acteurs
L’un des principaux leviers est de donner de l’importance aux contre-récits.
Par les rencontres, les lectures, la curiosité intellectuelle, mais aussi plus directement par le voyage, nous Européennes et Européens pouvons nous confronter à ces réalités alternatives, ces autres manières d’habiter la planète et d’être au monde.
Partager son expérience de voyage, faire comprendre les points de vue divergents que l’on a assimilés en chemin, c’est aussi un pas vers la transition sociale.
Le voyage, pour peu qu’il soit un acte conscient d’aller à la rencontre, dans le respect à la fois des gens et de la planète (par exemple en réduisant son empreinte carbone), est un puissant moment de transition personnel.
Quand on revient, on a aussi cette responsabilité de ne pas garder pour soi ce que l’on a vécu. Et je ne parle pas ici de photos sur les réseaux sociaux ou d’album bien rangé dans la bibliothèque du salon. Car partager son expérience de voyage, faire comprendre les points de vue divergents que l’on a assimilés en chemin, c’est aussi un pas vers la transition sociale.

C’est le plaidoyer que porte l’association lyonnaise On The Green Road, que j’ai co-dirigée pendant 7 ans, accompagnant des dizaines d’explor’acteurs : « Le voyage comme transition personnelle, son partage comme transition du monde ».
Grâce à elle, j’ai pu présenter dans de nombreuses conférences les enseignements de mon voyage engagé et soutenir l’éclairage que les peuples racines peuvent apporter à notre dilemme sociétal :
- Redéfinir le progrès comme amélioration de la qualité de vie de tous et toutes et la réduction du temps de travail grâce à la technique et à la low-tech, et non pas comme l’avancement de la technique et de la technologie en soi ;
- Faire advenir une société solidaire, où le bien commun est utilisé au bénéfice de toutes et tous, et non pas d’une élite possédante et sachante ;
- Ajuster notre mode de vie à l’équilibre de la biodiversité et du Vivant dans son ensemble ;
- Accepter, intégrer et valoriser la différence et l’excentricité comme une source d’apprentissage et d’ajustement de nos modèles sociaux pour qu’ils soient plus inclusifs.
Espérons dès lors que les mouvements sociaux qui sont prévus dans les semaines qui viennent en France gardent ces objectifs en tête, et que les classes dirigeante et dominante acceptent ces évolutions au bénéfice de toute la population.
Après tout, les révolutionnaires de 1789 demandaient d’abord une monarchie constitutionnelle, et le 14 juillet 1790 on criait encore « Vive le Roy ! » ; ce n’est que parce que celui-ci s’est entêté qu’il en a perdu la tête, et que la monarchie a été abandonnée au profit des idées républicaines plus radicales des sans-culottes.


Laisser un commentaire